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CULTURE & CIE

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CULTURE CIE & VOUS

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13 février 2008 3 13 /02 /février /2008 01:43

Avec « Le Pire des mondes », l’auteur de « Superstars » et « Asphyxie » donne dans le roman existentialiste et sociologique. Pas question ici d’un microcosme, mais bien d’un univers noir… à moins que ce ne soit ce « il » qui ne supporte rien ni personne ? Loin de la drogue et du rock, « il » n’est ni un héros, ni un antihéros : il a tout fait pour réussir, il y est déjà arrivé d’ailleurs, pour son jeune âge, mais une chose est sûre, dans « Le Pire des mondes », on a beau réussir, on ne peut pas s’en sortir. Avec ce portrait de l’enfer d’un jeune cadre sup parisien, Ann Scott confirme tous ses talents de romancière et livre une brillante analyse du monde contemporain dans un thriller à l’humour décapant.


« Le plus usant, c’était d’être en permanence tiraillé entre des sentiments ambivalents »

« Il » n’a pas vraiment eu le genre d’enfance qui lui promettait le meilleur. Mais l’ambition, la rage, la volonté, l’idée du mérite sans doute, l’ont fait « arriver ». Arriver où ? Il n’a pas encore 30 ans, il dessine et vient de signer un contrat de 140 000 euros, tout ça pour des jeux vidéo… le loft, la Porsche, c’est fait. Resterait la femme et les enfants sans doute. Malgré les bons moments passés avec sa meilleure amie Elisabeth, sa vie à lui a bien l’air d’être une pute. Ses enfers ? Les taxis parisiens qui vous arnaquent, les huit heures de queue à la Poste, les connards qui rayent sa caisse, les programmes télévisés merdiques, les jeunes et leur « putain de ta race », les mamans qui regardent le prix d’un article avant de l’acheter, les filles qui se font emmerder dans la rue, les marques qui envahissent le quotidien, l’attitude des connasses du XVIème et des racailles du XIXème. Il voit la vie en noir ? Ou il vit dans le pire des mondes ?

Il a « tout », y compris le vide. Alors le vide le laisse acheter des films sur amazon, tomber amoureux devant un écran, et peu à peu ce symbole du pouvoir, de l’argent ou de la force s’effrite pour laisser place à un môme perdu dans un monde sans repères, un môme accroché à ses acquis et révolté par les injustices. Un môme perdu, une fois qu’il est devenu grand, c’est un névrosé, un mec qui ne supporte pas grand-chose, mais c’est aussi quelqu’un qui vit dans l’imaginaire, au point de friser les attitudes d’un psychopathe... ou d’un idéaliste. Il est né fou ou c’est juste le monde qui est fou, et contagieux ?

Huis clos hexagonal ?

A la manière du narrateur de « Vu » de Serge Joncour, le « il » d’Ann Scott brouille les pistes : s’il a l’air d’être raconté de l’intérieur, le ton tranchant qui oscille entre la haine et l’empathie nous perd. Et nous prend. On le déteste, on le plaint ; on est contre lui, on est avec lui. Grâce à cet « humour paradoxal » (Sandrine Mariette) et pertinent, Ann Scott maintient l’intrigue en même temps qu’elle montre à quel point le monde d’aujourd’hui est dénué de repères. Mais quel monde ? Un monde imaginaire, fantasmé et nourri d’angoisses, un microcosme parisien, une planète aliénée par la technologie ou bien simplement hantée par les bonnes vieilles classes sociales ?

Le pire des mondes… C’est d’abord Paris, car « il » est parisien et, c’est bien connu, « le Parisien, il vaut mieux l’avoir en journal ». Il est un cliché de parisien qui se plaint des manies des quartiers et de l’impossibilité de se garer. Quelques années plus tard Thomas Dutronc le chantera, et « J’aime plus Paris » sera un succès. Un cliché de parisien qui a réussi, un cliché de trentenaire en crise, de bobo blasé, qui a tout sans rien avoir. De toute façon, d’où qu’on se place, à Paris, rien ne va plus.

Tel est le discours ambiant du début des années 2000, sur fond d’angoisses hexagonales : la France tombe (Baverez) et personne ne s’y retrouve, ni celle d’en-haut ni celle d’en bas. Le néant pour tous, c’est une idée de l’égalité… Le pire des mondes, c’est la France de ces années là : c’est le déclin (Rouart) l’acédie, le malheur (Julliard), ça devient connu, on parle même de « déclinologues » à ce moment-là. Au final c’est la violence qui l’emporte, la rage, le raz-le bol, tout le monde se retrouve au moins là-dedans, dans cette incompréhension absolue et cette solitude teintée de ressentiment.

« Il » dit pourtant tout haut ce que pas mal de gens continuent à penser tout bas. Il pointe les absurdités françaises en même temps qu’il nous plonge dans son monde intérieur bloqué. On ne s’attendait pas à lire ces lignes-là chez Ann Scott, vraiment pas… indéniablement, elle réussit à « brouiller les pistes ». Ça fonctionne, ça déroute, car « il » n’est pas une pauvre petite fille riche, « il » a des malheurs de riche mais était prédestiné à la racaille. Avec lui Ann Scott dresse un beau portrait de cette petite France réac, bien loin des seventies et même des années 90, une France qui recule quoi, dans ses rêves et dans ses actes, même dans ses mœurs, et malgré Internet !

Le village pénitentiel d’un anonyme contemporain

Mais « il » a quelque chose de l’universel contemporain : l’anonymat d’un individu. « Il » n’a pas de nom, comme le narrateur de « Que la paix soit avec vous » de Joncour : « il » a pour toute identité ses rêves pathétiques de fan qu’il prend pour de l’amour, son statut social qui se résume à une Porsche… A cet égard « Le Pire des mondes » est une critique acerbe de ce qui nous définit tous au moins un peu : un monde qui tourne à vide dans une technologie qui n’a plus rien du progrès, une technologie communicante qui nous abandonne à la solitude, condamnés que nous sommes à lire des marques jusqu’à nos écrans de télévision. Et la télé, parlons-en de la télé, elle nous angoisse et nous fait rêver, au point de se faire des films parfois, évidemment. Qui sommes-nous, qu’est-ce que le monde fait des anonymes urbains, se demande en filigrane ce thriller malin. Est-ce qu’ « il » est  quelqu’un, est-ce qu’il « est » tout court, n’est-il pas au contraire tout à fait à-côté de la vie, à-côté de la plaque, coincé qu’il est dans un temps et un pays de merde ?

Outre l’injustice généralisée qui n’est peut-être que l’atmosphère française de ce début de millénaire, il y a dans « Le Pire des mondes » une dimension qui se passerait presque d’espace-temps : chaque époque a ses angoisses du temps présent. Il y a un écho à Huxley ou à Orwell, une angoisse actuelle derrière une fiction qui pourrait être un fait divers. Un roman noir, oui. Il faut dire que les héros d’aujourd’hui n’ont plus de grandes chances d’exister : l’action est désormais condamnée, c’est le propre de notre temps ça, non, d’être né dans cet inconvénient, après les révolutions ? Alors il reste la liberté. Celle de croire. De rêver. Croire, non plus en Dieu non, mais croire en soi, croire en un modèle latent, évidemment, la Porsche, les diplômes, la consommation, le travail… Croire que c’est possible. Réussir. Puis vient la liberté de voir. Mais la lucidité n’empêche pas toujours de s’emporter…

De l’espace-temps à l’existence…

« Le Pire des mondes » n’est pas un roman d’anticipation, pas plus qu’un livre poujadiste ! Un roman historique du présent, tissé de fantasmes réels. Nourri de la vie de tous les jours, mais aussi simplement d’humanisme. Il ne s’agit jamais de politique à proprement parler, seulement de social, mais le social… c’est déjà la politique, et déjà l’existence. Si ce roman-là dit bien qu’on n’échappe pas au monde, il dit aussi qu’on n’échappe pas à la vie, à l’étau de soi. Si le « pire des mondes » est un univers dans lequel on ne trouve jamais la paix, alors c’est un monde dans lequel on n’a pas le droit d’être tout court, c’est un univers qui ne laisse pas de place à l’autre. Comme « il » est un éternel étranger, il est toujours cet autre : face aux autres, et face à lui-même, il n’y a pas de place pour lui, d’ailleurs il est aussi mal à l’aise à Belleville que rue de Passy.

Alors le pire des mondes n’a pas de frontières, c’est l’enfer des autres évidemment, il y a un fond très sartrien dans ces vides et ces trop plein, car le pire des mondes, c’est celui de l’existence : on n’est jamais à sa place, toujours en trop. Même quand on a voulu en changer, de place. Surtout quand on a voulu en changer peut-être, surtout quand on y est arrivé, et qu’on reste habité par la sensibilité d’une enfance du rien, une enfance nourrie d’amour et d’eau fraîche. Mais quand on est parvenu à ses buts, on n’a pas grand-chose, si ce n’est des angoisses en plus, celles du maintien des acquis et de la nécessité du luxe – la solitude ! – mais l’amour dans tout ça, l’amour… on l’a oublié. Alors forcément, étouffés qu’on est dans une course à l’asphyxie géante, on a beau essayer de réussir, on ne peut pas s’en sortir.

Il y a des livres comme ça, qui deviennent cultes instantanément. Il suffira de les lire, dans un demi-siècle ou dans un siècle, pour replonger dans les angoisses caractéristiques du Paris des années 2000, dans les impasses françaises et dans les pièges éternels des « raisons » et des « passions ». Mais ce qui en fait un livre d’exception, c’est cette narration fluctuante, ce croisement des angoisses haletantes et des fous-rires, cette distance d’un monde intérieur débordé par ce qui l’entoure. En dépassant ses frontières littéraires habituelles, Ann Scott pousse sa réussite au paroxysme. En plus d’être une romancière de l’amour, une sociologue de la drogue, une philosophe des microcosmes, elle est désormais une bien inquiétante écrivain de l’absurde.


Extraits choisis…

« Plus le temps passait et plus il détestait son quartier. Au début, il avait trouvé ça super vivant, la faune à la fois statique et grouillante entre faubourg du Temple et Belleville. Mais maintenant, (…), la plupart du temps, il se dépêchait quand il avait à sortir dans le coin. (…) Mais le plus usant, c’était d’être en permanence tiraillé entre des sentiments ambivalents. (…) Si à la Poste, ça finissait toujours par l’agacer que l’attente soit toujours d’une bonne demi-heure avec tous les immigrés qui cherchaient leurs mots aux guichets, ça le scandalisait que les employés les traitent comme des moins que rien. (…) Mais plus que tout, ce qui le rendait malade, c’était de se retrouver en train de faire ses courses à-côté d’une mère qui regardait les étiquettes des prix avec angoisse. » (p.48-49)

« Putain qu’il détestait le XVIè. Le quartier tout entier vous pisse à la raie. Suffit de regarder les matériaux des façades, les finitions des halls d’entrée - tout ça pue la supériorité. (…) Les magasins aussi sont écœurants, les vendeuses vous regardent comme de la merde si vous n’avez pas une tête à pouvoir les faire licencier d’un simple coup de fil. Quant aux habitants eux-mêmes, il les comprenait encore moins. (…) Ailleurs, toutes les émotions se côtoient, alors qu’ici il n’y en a qu’une : le mépris. Pourquoi diable viennent-ils tous habiter ensemble s’ils ne veulent pas se mélanger ? » (p.133)

« Il avait plus important à penser. Il fallait qu’il transfère de l’argent d’un compte sur un autre pour combler le trou du deuxième tiers prévisionnel. Il revoyait encore Doc Gynéco disant un jour qu’il refuserait de payer ses impôts. Ça avait fait marrer tout le monde. Mais qu’est-ce qui se passerait si un jour on refusait tous ? (…) Lui redonnait la moitié e ce qu’il gagnait. Comme s’il travaillait les six premiers mois de l’année gratuitement. De quel droit ? » (p.136)

« Et la redevance télé ! Cette bonne blague ! La somme récoltée sert seulement à payer les salaires de ceux qui la collectent. Et on ne peut pas la supprimer, parce que sinon tous ces gens seraient au chômage. Comment peut-on être demeuré au point de laisser perdurer pareille aberration ? » (p.137)


A noter…

« Le Pire des mondes » d’Ann Scott
Première publication : Flammarion, 2004
Poche : J’ai lu, Nouvelle génération, 2005
Préface de Sandrine Mariette
157 pages
4,20 euros

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