"Philosopher comme parler et vivre est un engagement et ne peut être que cela."
"Devant le mal toute philosophie est inutile et, plus que cela : défaite."
Morad El Hattab se livre à une brillante analyse du mal et de l'amour humain à travers des chroniques claires et accessibles qui n'ont rien à envier aux plus grandes plumes. Le mal... relativement à Dieu, à l'autre, à la philosophie. L'amour qui danse avec la mort, l'histoire, la finitude. C'est un essai fondamentalement engagé qu'il nous propose, engagement optimiste, certes issu d'un écrivain qui aime sans doute s'adonner aux plaisirs des rêves, tout en étant, sans conteste, un philosophe.
C'est un véritable plaisir que ces "Chroniques", intelligentes et légères, poétiques et argumentées, fouillées et réfléchies. Avec une conscience aiguë de l'histoire et des réalités, Morad El Hattab se risque à penser le mal et, "de la philosophie à l'amour", nous emmène sur les chemins de "la passion folle d'elle même" pour tenter de nous apprendre à aimer. Car nous interpeller sur cette question, sur le "savoir aimer", c'est peut-être déjà nous apprendre à aimer, nous mettre sur un chemin. Oui, l'amour s'apprivoise, comme le temps, et sans doute à l'aune du temps. Boire la lune, c'est peut-être cela: apprendre à aimer la nuit, les ombres, accepter d'être sur Terre, dans le noir, éclairé par ce quelque chose, dans le ciel, qui fait rêver.
Sous-titrées "Du Mal et de l'Amour", ses chroniques dénoncent la barbarie et appellent à l'amour. A aimer l'Autre, les différences, l'insondable... L'humain, tout simplement. Malgré le mal. Des propos et des mots qui ne sont pas sans rappeler ceux d'Emmanuel Lévinas, qui est en effet le maître à penser de cet écrivain. Les chroniques atterrissent donc, naturellement, dans "la nudité du visage" après avoir jonglé avec des concepts chers à l'auteur de "Totalité et Infini": "l'infiniment autre", l'ajournement, "la perversion du devoir kantien", la liberté... la vie.
"Morad El Hattab sait se poster près de ceux que la Mort enivre, séduit ou corrompt, afin de les retirer de ses serres. Accueillir sa pensée, écrit Raphaël Draï, serait lui en rendre témoignage et le considérer comme philosophe vrai, qui n’ignore pas que la sagesse n’est pas une faculté des temps calmes mais une vertu requise par les temps de tempête (...)" Accueillir sa pensée sera évidemment chose aisée pour les fidèles de Lévinas ou de Gabriel Marcel mais sera, aussi, naturel à tous ceux qui voient dans la philosophie une âme vivante, à tous ceux qui sont attachés à la pensée, universelle, de l'ici et du maintenant.
"La philosophie est partout, même dans les "faits" - et elle n'a nulle part de domaine où elle soit préservée de la contagion de la vie" écrivait Maurice Merleau-Ponty. Ce sont ces mots que nous évoque cette lecture, l'approche d'un Pierre Hadot, d'un Bergson aussi. Car Morad El Hattab s'enfonce dans le présent et dans le réel, dans le passé et dans l'histoire, dans l'espoir et les lendemains. "Fou comme un sage" pour reprendre le titre d'un ouvrage de Roger-Pol Droit et Jean-Philippe Tonnac, Morad El Hattab est bien, pour nous, un philosophe vrai.
Ses questions, "et pourquoi tant de mal?", "et si le mal n'existait pas?", font écho à la définition de Maurice Merleau-Ponty: "le philosophe se reconnaît à ce qu'il a inséparablement le goût de l'évidence et le sens de l'ambiguïté." Si, dans les "exercices spirituels" de la philosophie antique, "l'imagination et l'affectivité doivent être associées à l'exercice de la pensée" (Pierre Hadot) alors ce sont ces exercices que Morad El Hattab rejoue, dans une prière philosophique qui pourrait en convertir plus d'un à la philo-sophia (philein-sophia dit l'amour de la sagesse en Grec).
Ce qui fait la richesse de ces philosophes là, c'est qu'ils sont compréhensibles par un public qui ne se réduit pas aux universitaires. Le livre est dédié à "celles et ceux qui, chaque jour, cueillent les douceurs et font prévaloir le respect de la dignité humaine". Nul besoin d'être "initié" pour boire ces chroniques: douces et poétiques, elles sont portées par une plume vive et fluide qui, en plus de dire l'amour des hommes, dévoile l'amour de l'écriture.
Extraits choisis...
"Le seul fait d'ouvrir au coeur même de l'humain cet espace rationnel de questionnement concernant sa nature suffit à prouver que l'on ne croit pas que l'homme est tout entier figé, enfermé dans sa mauvaise nature comme l'huître dans sa coquille. On ne peut pas en même temps philosopher, c'est-à-dire essayer de donner sens à la relation de l'homme au monde et poser, dès l'abord, en l'homme, une nature mauvaise qui rend absurde et dramatiquement vaine toute velléité de sens. C'est précisément ce risque là qu'il est nécessaire que toute philosophie assume. Le minimum que l'on puisse demander à une philosophie, c'est de ne pas avoir d'a priori sur les questions qu'elle se pose et de ne pas reculer devant les conséquences de ses propres énoncés. Aussi désespéré soit-il, tout homme qui parle, fût-ce pour condamner l'homme, parle encore aux hommes, au nom des hommes, et pour eux." (Chapitre : « Pourquoi tant de mal ? »)
"Pour philosopher, c’est-à-dire partir en quête de sagesse, il faut être suffisamment humble pour reconnaître que l’on n’a pas cette sagesse, il faut donc être ignorant au sens où un omniscient, c’est-à-dire un dieu, n’a pas besoin, lui, de partir en quête de ce qu’il a déjà : la sagesse. Mais il faut être suffisamment sage pour se rendre compte que la sagesse nous manque contrairement à l’ignorant total ou plus exactement à l’homme suffisamment infatué, content de lui et repu du faux préjugé de ses connaissances pour ne pas s’estimer en manque de quelque sagesse que ce soit." (Chapitre : « De la philosophie à l’amour »)
Quelques citations…
"Parler du mal pose toujours un problème à l’homme mais surtout pose l’homme lui-même comme problème."
"La mort de l’humanité est totalement inconcevable, mais n’a plus rien d’impossible."
"Le mal serait le problème limite de la philosophie, celui par lequel elle s’expose."
"La réalité du mal est à l’homme ce que l’idée de Dieu est à l’esprit humain."
"Le mal n’est pas dans la nature de l’homme, mais il est dans son histoire."
Informations…
Publié initialement chez Jacques-Marie Laffont en 2003, les "Chroniques" ont été rééditées chez Albin Michel en 2006.
Pages : 192
Prix : 16 Euros
Préface du livre par le Professeur Raphaël Draï
Voir aussi sur Culture & Cie...
"Morad El Hattab" dans la rubrique "Portraits & Bios"
Cet article a été complété à partir de ce que l'auteur avait rédigé pour Evene.fr en 2003.